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Communiqués de presse

« Les privilèges exorbitants que le CETA réserve aux investisseurs ne sont pas justifiés » – Olivier De Schutter (29/4/2019)

Ce mardi 30 avril, la Cour de justice de l’Union européenne va rendre son avis sur la compatibilité avec le droit de l’Union européenne du traité de libre-échange entre l’UE et le Canada, dit « CETA » (Comprehensive Economic and Trade Agreement). Cet accord commercial a été signé le 30 octobre 2016 et il est entré provisoirement en vigueur, bien que le processus juridique d’adoption ne soit pas encore achevé. Le CETA fait partie des accords dit de « seconde génération », qui vont au delà de l’abaissement des tarifs douaniers et des obstacles réglementaires aux échanges et comprennent notamment des dispositions relatives aux droits de la propriété intellectuelle, à l’investissement, et à la concurrence. En particulier, le CETA inclut un chapitre qui protège les droits des investisseurs, et leur donne accès à des mécanismes spécifiques de règlement des différends: ce sont les fameuses clauses « ISDS » (Investor State Dispute Settlement). En vertu de ce chapitre, les entreprises canadiennes qui investissent dans l’Union européenne, comme les entreprises européennes présentes au Canada, peuvent faire appel à un tribunal arbitral international et ainsi contourner les juridictions ordinaires. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) doit se prononcer sur la question de savoir si le système ISDS mis en place, qui devrait à terme changer de nature, par l’installation d’un véritable système juridictionnel d’investissements (Investment Court System  ICS), est ou non compatible avec le rôle que les traités européens réservent à la CJUE. La Cour se prononce à la demande du gouvernement belge, qui l’a interrogée sur ce sujet le 7 septembre 2017. Il faut rappeler ici quelques évidences :  

Premièrement, le système ISDS a été inventé dans le cadre du droit de l’investissement international afin de rassurer les entreprises hésitant à investir dans des pays à faible gouvernance, et dont les juridictions étaient considérées comme non-fiables ou peu indépendantes de l’exécutif. Il est inexplicable que ce même système soit considéré comme devant s’appliquer entre deux entités, le Canada et l’Union européenne, dont les systèmes judiciaires sont développés et parfaitement outillés pour trancher, de manière impartiale, les éventuelles atteintes aux droits des investisseurs.   

Deuxièmement, la consultation publique organisée par la Commission européenne sur le mécanisme ISDS a montré une forte opposition du public au régime de l’ISDS, sauf (comme on pouvait s’y attendre) dans le chef des entreprises, même si les petites et moyennes entreprises, conscientes sans doute du fait qu’elles ont peu à gagner d’un système qui profitera surtout aux grandes multinationales, sont plus réservées. (La consultation a eu lieu entre mars et juillet 2014. Elle a recueilli 150.000 réponses, dont 450 réponses d’organisations non gouvernementales.)   

Troisièmement, comme nous l’avons montré dans une étude conduite avec des économistes de la KULeuven, ce type de clauses ISDS est sans doute bénéfique pour les entreprises, notamment par le « chilling effect » qui en résulte (les États hésitent à introduire des règlementations dont ils craignent qu’elles pourraient être attaquées par des entreprises auxquelles elles imposent un coût). Mais ces clauses sont sans effet sur l’attractivité d’un pays ou d’une région pour les investisseurs. Une entreprise investit dans un pays où la main d’oeuvre est qualifiée, où la situation géographique est favorable ou bien où se trouvent des ressources à exploiter ou des marchés à conquérir. Elle n’investit pas afin de bénéficier de clauses ISDS. Il est donc erroné de penser que ce type de clause peut attirer des investisseurs.   

Quatrièmement, les clauses ISDS, qui donnent à l’investisseur d’une des parties présentes sur le territoire de l’autre partie accès à des tribunaux arbitraux, créent une forme de discrimination entre ces investisseurs étrangers et les entreprises locales, qui sont pourtant parfois des concurrents directs sur le marché local. Par exemple, une entreprise canadienne investissant en Belgique aura accès à ce tribunal arbitral si une surtaxe lui est imposée pour compenser les impacts environnementaux de son activité, alors que l’entreprise belge ou française à laquelle la même surtaxe serait imposée n’aurait pas accès au même traitement privilégié.   

Enfin, les personnes affectées par la présence de l’entreprise étrangère, victimes , par exemple, de la pollution qu’elle cause, n’auront pas accès à un tribunal arbitral international, alors que l’entreprise, elle, si une contrainte réglementaire lui est imposée, pourra en bénéficier. C’est encore là une source de discrimination. Pour toutes ces raisons, il faut continuer de s’opposer, avec vigueur, à ces clauses dérogatoires, que la population dans sa grande majorité ne soutient pas. Il faut passer à des accords commerciaux de la troisième génération: des accords commerciaux qui visent véritablement à promouvoir le développement durable, en y incluant des clauses sociales et environnementales, et en n’accordant pas aux investisseurs une protection extraordinaire et injustifiée comme le fait le CETA. 


Pourquoi je serai à Strasbourg mercredi – Olivier De Schutter (22/4/2019)

Ce mercredi 24 avril, la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme se réunit pour tenir une audience dans l’affaire M.N. et autres c. Belgique.

L’affaire avait défrayé la chronique à l’automne 2016. La famille M.N., résidente à Alep, avait sollicité auprès de l’ambassade de Belgique à Beyrouth la délivrance par la Belgique de visas humanitaires, leur permettant d’échapper à l’enfer du conflit en Syrie. La demande concernait les deux parents et leurs enfants, âgés aujourd’hui de onze et huit ans respectivement. Après que, le 13 septembre 2016, l’Office des Étrangers eut refusé de délivrer les visas sollicités, le Conseil de Contentieux des Étrangers avait décidé, le 7 octobre 2016, de suspendre ces décisions, compte tenu de « la situation humanitaire et politique en Syrie », qualifiée de « dramatique ». Or trois jours plus tard, la Belgique réitérait son refus d’accorder les visas humanitaires, obligeant le Conseil de Contentieux des Étrangers (CCE), le 14 octobre 2016, à réaffirmer qu’il ne pouvait ignorer le risque sérieux d’atteinte aux droits de l’homme de la famille M.N., et à exiger que les visas soient octroyés dans les 48 heures. Nouveau refus de l’État belge, nouvelle injonction du CCE le 30 octobre 2016… Finalement, la famille M.N. a dû solliciter du Tribunal de première instance de Bruxelles que celui-ci ordonne que l’État belge se conforme aux décisions du CCE. Le 7 décembre 2016, la Cour d’appel de Bruxelles condamnait l’État belge à se conformer aux décisions de justice qui lui sont adressées, sous astreinte de 1.000 euros par jour de retard et par requérant. Rien n’y fit. Au contraire même, une campagne sur Twitter, initiée par la NV-A, le parti du Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Théo Francken, mettait en cause l’autorité de juges « coupés de la réalité » (« wereldvreemde rechters »). Au terme de plusieurs épisodes judiciaires, la Cour d’appel rendait un arrêt, le 30 juin 2017, considérant que l’arrêt du 7 décembre 2016 rendu par une autre chambre de la Cour d’appel avait perdu de son actualité et qu’ainsi, aucune astreinte n’était due par l’État belge.

Je serai à Strasbourg mercredi car l’affaire M.N. et autres c. Belgique soulève des questions de principe relatives au respect de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit.

Que l’Office des Étrangers soit insatisfait de décisions du Conseil de Contentieux des Étrangers est parfaitement normal: aucune administration n’aime qu’un pouvoir qu’elle estime discrétionnaire fasse l’objet de contrôle. Mais que l’État belge refuse de se conformer, à plusieurs reprises, à des décisions de justice obligatoires, et exécutoires, cela est absolument inacceptable. Que ce refus s’accompagne d’une remise en cause ouverte de l’autorité de pouvoir judiciaire, cela est dangereux et inédit.

Inédit? Pas tout à fait. Il y a dix-sept ans, nous étions à Strasbourg pour plaider une affaire qui n’est pas sans analogie avec celle-ci. Dans l’affaire Čonka et autres c. Belgique, environ 70 Slovaques d’origine tzigane avaient été placés dans un avion militaire pour être expulsés depuis la Belgique vers Bratislava, après avoir été convoqués sous un faux prétexte au commissariat de police de Gand: on les avait fait venir sous prétexte de « compléter leur demande d’asile ».

Le 5 février 2002, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté que la famille Čonka avait été victime d’une expulsion collective, parce que ses membres (là encore, un couple et leurs deux enfants, âgés à l’époque de dix-sept et onze ans) avaient été arrêtés et expulsés avec plusieurs autres familles Rom pour le seul motif que leur droit au séjour avait expiré et sans examen de leur situation individuelle. Elle a aussi constaté que la famille avait été privée d’une recours effectif, car l’Office des Étrangers avait organisé l’expulsion dans la précipitation, sans donner l’occasion au Conseil d’État de se prononcer sur le recours introduit contre la décision d’expulsion, alors que le recours était accompagné d’une demande de suspension.

Triste bégaiement de l’histoire. Dans les deux cas, l’État belge – et, en son sein, l’Office des Étrangers, ce véritable État dans l’État – refuse de se soumettre à l’autorité des juridictions qui sont censées pourtant le contrôler. Dans les deux cas, il mise sur le fait accompli et sur l’arbitraire administratif. Dans les deux cas, il veut envoyer un signal fort, à la fois à l’opinion publique et aux personnes souhaitant solliciter l’asile chez nous – d’où le souci, chaque fois, de la mise en scène. Mais un État qui méprise le cadre de l’État de droit et qui met en cause ouvertement l’autorité de la justice n’est pas un État qui affirme son autorité : il trahit au contraire sa faiblesse, et la fragilité de sa position juridique.

Je serai à Strasbourg mercredi pour le répéter, tout simplement, dix-sept ans plus tard: Un État qui méprise la justice est un État qui viole les droits de l’homme.

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