Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer

L’Europe est encore à construire

Le texte qui suit explique le projet qui anime ma candidature aux élections européennes du 26 mai, sur la liste Écolo, où j’occupe la troisième place. Ce texte est imparfait, et il est évidemment incomplet. Il est appelé à évoluer au fil des confrontations d’idées dont la campagne électorale fournit l’occasion. Toute communication à cet égard peut m’être adressée directement à olivierdeschutterEU@gmail.com.

Ce texte est divisé en trois parties:
– Approfondir: trois chantiers encore ouverts
– Aligner: la mondialisation au service du développement durable
– Avancer: une nouvelle direction pour l’Europe


Deux préoccupations majeures sont à la base de mon engagement européen. La première, massive, concerne la situation de l’environnement.  Nous excédons déjà largement la biocapacité de la planète. À l’échelle mondiale, nous consommons déjà l’équivalent d’1,7 Terres, et, à trajectoire inchangée, la consommation mondiale de ressources matérielles va doubler d’ici à 2050. Nous sommes témoins et complices de la sixième extinction massive des espèces: en Europe , plus de trois quarts des espèces vivantes sont menacées, et seulement 16% des habitats sont considérés comme étant à l’abri. Les changements climatiques, dont nous apercevons déjà les prémices avec les feux de forêt, les inondations et les canicules qui se multiplient, annoncent un avenir qui sera plus imprévisible et plus dangereux. Ce qui est en jeu pour nos petits-enfants, si nous ne baissons pas très rapidement, à l’échelle de la planète, les émissions nettes de gaz à effet de serre, c’est l’habitabilité même de la Terre.

La seconde préoccupation est celle de la pauvreté et de la croissance des inégalités. Presque un quart des familles en Europe se trouvent en risque de pauvreté avec un revenu inférieur à 60% du revenu médian, et 36 millions d’Européens se trouvent en situation de privation matérielle. Nos sociétés sont riches, et pourtant ces familles doivent se priver de ce qui permet un niveau de vie décent.

Ces deux inquiétudes paraissent lointaines l’une de l’autre. Elles semblent répondre à des temporalités différentes: d’une part les générations futures, de l’autre la génération présente. Elles semblent aussi faire appel à des publics différents: d’un côté les citoyens redoutant la fin du monde, de l’autre les familles redoutant la fin du mois. Or, c’est seulement en prenant ces deux défis ensemble que nous pourrons progresser.

Il serait certes plus commode de pouvoir choisir ses combats. Mais la réalité est que nous ne réussirons la transition écologique qu’à la condition d’en faire aussi un combat pour la justice sociale, et que la justice sociale peut aussi bénéficier du tournant qu’il nous faut engager vers une société plus résiliente et plus durable. L’imagination politique et la créativité sociale doivent être mises au service de ce projet: réconcilier le combat écologique avec la lutte contre les inégalités et la pauvreté.

L’Europe peut de nouveau faire rêver, si elle s’attache à relever ce défi. Il faut pour cela parfaire les grands projets qu’elle s’est donné – marché intérieur, union économique et monétaire, espace de liberté, de sécurité et de justice. Il faut pour cela aussi que l’Europe aligne son action extérieure sur les valeurs qu’elle prétend promouvoir à l’intérieur, notamment en matière commerciale. Mais il faut avant tout donner à l’Europe un nouveau projet, qui donne envie à la génération qui vient de croire en l’Europe et d’investir en elle. Le projet européen n’a jamais su être immobile: si on ne veut pas qu’elle recule, l’Europe doit avancer.

Voici le projet.

Approfondir: trois chantiers encore ouverts

Le marché intérieur

C’est sur le marché intérieur que l’Europe s’est construite. Le pari était celui d’une amélioration du progrès social par les libertés que le Traité de Rome affirmait: libre circulation des travailleurs, liberté d’établissement des entreprises et des indépendants, liberté de circulation des capitaux, libre prestation des services. L’objectif était celui d’un cercle vertueux, dans lequel le marché commun créerait de la richesse, permettant aux États d’investir dans des politiques sociales robustes au plan national, et d’ainsi progressivement converger vers le haut.

Ce scénario restait plausible en 1957, dans une Europe des Six relativement homogène, avec des syndicats puissants et un dialogue social robuste, permettant ce qu’ l’on appelait à l’époque le « partage des fruits de la croissance ». Dès les années 1980, les limites de cette vision sont apparues au grand jour. Les élargissements successifs de la Communauté puis de l’Union européenne ont accru l’hétérogénéité. La chute des taux de syndicalisation et la mondialisation des échanges, renforçant la concurrence internationale, ont affaibli le pouvoir de négociation des travailleurs. À défaut d’une harmonisation plus forte dans les domaines de la fiscalité, de la protection sociale, et de l’environnement, le grand marché a favorisé le dumping fiscal, social et environnemental. Entre 1985 et 1987, sous la présidence de Jacques Delors, les dirigeants européens ont cherché une réponse dans la réforme des traités par l’Acte unique européen, censé favoriser l’achèvement du marché intérieur et dotant surtout la Communauté européenne, de nouvelles compétences en matière sociale et environnementale. L’Europe a ainsi adopté en 1989 une Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs afin d’exprimer la volonté de doter le marché intérieur d’une dimension plus sociale.

Cela s’est avéré insuffisant. Le verrou de l’unanimité fait encore obstacle à l’harmonisation fiscale. Or, la concurrence fiscale a trop longtemps privé les États des revenus nécessaires à la fourniture de services publics et à l’investissement public. Des écarts considérables en matière d’imposition des sociétés existent aujourd’hui entre les États membres de l’Union européenne: les taux varient de 10% en Bulgarie ou en Hongrie à plus de 30% dans des pays comme la Belgique, Malte, la France ou l’Allemagne, même si les taux effectivement pratiqués sont souvent inférieurs en raison de différents types de dérogations.  Cette mise en concurrence des États a conduit ces dernières années [1] à une baisse de la fiscalité directe sur les entreprises et sur les tranches supérieures des revenus des ménages, alors que la fiscalité sur les ménages plus modestes demeurait stable en comparaison. Parallèlement, la fiscalité indirecte – dont les impacts sont généralement régressifs si l’excepte les produits de luxe – représente en moyenne 35 % des revenus fiscaux des États membres de l’UE, alors que les impôts directs ne représentent que 34 %.[2] En d’autres mots, notre fiscalité est devenue au fil des années moins progressive.

L’harmonisation sociale et l’harmonisation en matière environnementale, bien qu’elles aient progressé, demeurent très incomplètes. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles, j’ai proposé que l’Union européenne adhère à la Charte sociale du Conseil de l’Europe, le principal instrument qui protège les droits sociaux à l’échelle du continent européen. Cette proposition a été reprise à son compte par la Confédération européenne des syndicats, et le Parlement européen, auquel j’ai remis un rapport sur le sujet, l’a à son tour faite sienne. Et c’est aussi pourquoi, à l’invitation de Pierre Larrouturou, qui s’est fait le promoteur du pacte finance-climat, j’ai préparé le projet de création d’une Banque du climat et de la biodiversité, comme filiale de la Banque européenne d’investissement, ainsi qu’un projet de traité permettant aux États membres le souhaitant d’avancer vers l’harmonisation du taux d’imposition sur les sociétés afin de financer la transition écologique. Mettre tous les États membres d’accord sur une réforme des traités existants serait souhaitable dans l’absolu. Mais le contexte politique ne s’y prête guère. Cela ne doit pas nous empêcher d’avancer, à condition d’être inventifs.

Parmi les chantiers qui restent inachevés, figure celui de l’égalité entre les femmes et les hommes. L’Europe a permis des avancées considérables dans ce domaine. Mais les écarts de salaires restent importants: ils sont en moyenne de plus de 16% sur l’ensemble de l’Union européenne, et de plus de 20% dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche ou le Royaume-Uni. La discrimination et la ségrégation professionnelle expliquent une partie de ces écarts, et il faut évidemment les combattre. Mais c’est l’inégale répartition des charges au sein des ménages qui sera le facteur le plus difficile à éliminer: la difficulté qu’éprouvent encore beaucoup de femmes à concilier vie privée et vie professionnelle, les incitant à accepter des emplois à temps partiel ou des contrats atypiques, demeure un facteur d’exclusion important. C’est pour cela que l’Europe doit mettre en place la généralisation du congé parental non transférable, vers laquelle nous progressons avec l’adoption de la directive de 2019 relative à l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, et aller vers la réduction généralisée du temps de travail. Ce combat, nous ne le gagnerons que si les hommes à leur tour rejoignent le combat féministe. Les stéréotypes de genre, après tout, les enferment aussi dans des rôles, et dans des modes de vie qu’ils n’ont pas nécessairement choisis. Le combat féministe n’est pas un combat des femmes contre les hommes, et il ne constitue pas pour ceux-ci une menace: il est un combat pour la reconnaissance et la valorisation de la diversité et pour une vie plus équilibrée et moins centrée sur le travail. Nous pouvons gagner ce combat ensemble.

L’espace de liberté, de sécurité et de justice

De même que le marché intérieur est déséquilibré, dès lors que l’harmonisation fiscale, sociale et environnementale ne compensent pas suffisamment la mise en concurrence des États résultant des libertés économiques de circulation, de même l’espace de liberté, de sécurité et de justice marche sur une seule jambe. Ce second grand chantier de l’intégration européenne a été lancé en 1999. Il s’agissait alors d’adjoindre à la libre circulation des personnes des avancées en matière de coopération judiciaire et policière, et de permettre un rapprochement des législations en matière pénale.

Ici encore, l’Europe reste au milieu du gué. L’Union européenne défend comme valeurs la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et les droits des personnes appartenant aux minorités . Elle s’est dotée en 2000 d’une Charte des droits fondamentaux, devenue juridiquement contraignante avec le Traité de Lisbonne, et dont j’ai suggéré, à la demande du Parlement européen, qu’on renforce la mise en œuvre. Mais elle s’avère impuissante à réagir face aux reculs de l’État de droit en Pologne, en Hongrie et en Roumanie. Cela tient, en partie, au cynisme des deux principaux groupes politiques du Parlement européen, le Parti populaire européen (PPE) et l’Alliance des socialistes et démocrates (S&D), qui ont refusé d’exclure de leurs rangs, respectivement, du Fidesz, la formation politique du premier ministre hongrois Viktor Orbán, et le parti social-démocrate roumain, dont est issu la première ministre roumaine Viorica Dăncilă, en dépit des atteintes répétées à l’État de droit dans ces deux pays. Mais cela tient aussi à l’inadéquation des outils dont l’Union européenne dispose pour faire face aux menaces qui pèsent sur ses valeurs.

Or, comment imaginer que l’on coopère, en matière de justice et d’affaires intérieures, avec des États dont l’indépendance de la justice est menacée? Comment imaginer que l’on échange avec ces États des données à caractère personnel ou que l’on coopère à exécuter les mandats d’arrêt que leurs procureurs délivrent? La Commission a proposé en mai 2018 que l’octroi de fonds structurels soit subordonné au respect de l’État de droit. Il faut soutenir cette démarche car les autres outils, y compris l’activation de l’option « nucléaire » de l’article 7 du traité sur l’Union européenne, s’avère très aléatoire, compte tenu de l’unanimité requise.

L’union économique et monétaire

Le troisième chantier est celui de l’union économique et monétaire. Les mesures adoptées dans l’urgence de la crise financière et économique de 2009-2011 ont conduit à renforcer la gouvernance économique de la zone euro. Cela est désirable en soi: projet politique plutôt qu’économique, voulu par Kohl et Mitterrand en 1990-1992 pour mieux ancrer l’Allemagne réunifiée dans une Europe dont il fallait accélérer l’intégration, la monnaie unique a besoin d’une coordination renforcée des politiques économiques des États membres. Le Traité de Maastricht de 1992 était demeuré trop modeste à cet égard.

D’importants progrès ont été réalisés depuis. Mais ils ont à leur tour introduit de nouvelles distorsions. En matière de gouvernance économique, l’on aurait pu tenter de faire échec à des politiques néo-mercantilistes qui augmentent les déséquilibres des balances commerciales des États membres – surplus considérables chez les uns, déficits massifs chez les autres – comme conséquence du refus des États les plus compétitifs de faire croître le niveau des rémunérations des travailleurs avec les gains de productivité. Or, on a fait l’inverse. Au nom de la réduction des déficits publics, on a imposé des carcans budgétaires aux gouvernements, qui non seulement découragent l’investissement, mais qui imposent en outre des sacrifices considérables aux citoyens les plus précarisés. La gestion de la crise de la dette publique de la Grèce par la Banque centrale européenne, la Commission européenne et le Fonds monétaire international a été à la fois le laboratoire et la caricature de cette approche disciplinaire. J’en ai été témoin direct, en tant que membre de la commission citoyenne d’audit de la dette grecque mise sur pied par le parlement grec avant que le gouvernement Tsípras accepte à son tour à l’été 2015, à défaut de disposer d’une véritable alternative, les contraintes imposées par les créanciers.

Mais les peuples ne sont pas des cobayes. Et il est proprement inouï que, ni dans la gestion de la crise de la dette grecque, ni dans les composantes de ce qui constitue la gouvernance socio-économique européenne – Semestre européen, Pacte fiscal inclus dans le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) et Mécanisme européen de stabilité -, les droits sociaux ne sont présents. Ceci est à mes yeux inacceptable et j’ai écrit ailleurs que cela devrait conduire à engager la responsabilité de l’Union européenne.

La Commission Juncker a certes tenté de corriger ce déséquilibre entre discipline budgétaire et respect des droits sociaux en faisant proclamer en novembre 2017, au sommet social de Götenborg, un « Socle européen des droits sociaux ». C’est un signal important et encourageant: au départ des principes énumérés dans ce document, des indicateurs vont à présent suivre les performances des États membres dans trois domaines clé – égalité des chances et participation au marché du travail, protection sociale et accès aux services de base. Mais, comme je l’ai indiqué dans un rapport demandé par le Conseil de l’Europe, cela arrive trop tard et ce qui est proposé est trop faible. Aucune sanction n’est prévue pour les États membres qui ne progressent pas, voire qui régressent. À défaut de mécanismes indépendants de contrôle et de recours, rien ne garantit que le Socle européen des droits sociaux pourra mettre fin à la tentation du dumping social.


Trois projets européens donc, et trois chantiers encore ouverts. Un travail considérable reste à faire. Jean Monnet avait cru dans la progression mécanique, presque inévitable, de l’intégration européenne. Intégrer les industries du charbon et de l’acier devait conduire, par petits pas successifs et chaque fois nécessaires, à l’intégration politique. En face, Altiero Spinelli croyait au saut fédéraliste: son rêve était celui de la proclamation, par une assemblée constituante européenne, des États-Unis d’Europe. Nous ne sommes pas prisonniers de cette alternative. La politique, ce n’est ni s’en remettre à l’évolution spontanée, ni tout miser sur le grand soir: c’est un travail patient de réforme sans perdre jamais de vue le rêve que l’on nourrit.

Aligner: la mondialisation au service du développement durable

La politique commerciale européenne: une politique de courte vue

Le cap, c’est aussi celui de politiques commerciales mises au service des idéaux européens, et non de la croissance à tout prix. Ne nous berçons pas d’illusions: la transition écologique et sociale ne se fera que si elle s’accompagne d’une redéfinition des objectifs et des outils de la politique commerciale européenne.

Jusqu’à présent, la politique commerciale européenne a visé presque exclusivement à augmenter les volumes des échanges commerciaux: il s’est agi d’exporter davantage, sous prétexte de créer des emplois dans les filières d’exportation; et d’importer des matières premières pour soutenir nos industries (« importer pour exporter »), ainsi que des produits finis à bas prix afin de répondre aux attentes des consommateurs.

C’est une politique de courte vue. Les destructions d’emplois qui ont accompagné l’abaissement des obstacles aux échanges ont largement excédé les créations d’emplois dans les secteurs d’exportation. La libéralisation des échanges a en outre favorisé le dumping social, environnemental et fiscal. Dans la division internationale du travail que permet la mondialisation, les entreprises peuvent librement choisir de localiser les segments de la production les plus intensifs en main-d’œuvre là où les salaires sont bas et les droits syndicaux ignorés, d’installer les usines les plus polluantes là où les contraintes environnementales sont les moins fortes et de déclarer leurs profits, y compris par le jeu des prix de transferts entre filiales, là où les taux d’imposition sont les plus faibles.

En outre, les chapitres consacrés à l’investissement dans les accords de libre-échange ont garanti aux investisseurs étrangers un privilège, celui de faire appel à des tribunaux arbitraux internationaux afin de remettre en cause des initiatives réglementaires des pays hôtes – en matière environnementale, fiscale ou sociale, par exemple – afin de faire examiner si ces initiatives ne portent pas une atteinte disproportionnée aux attentes de profits des investisseurs . À l’échelle mondiale, plus de 900 procédures arbitrales ont ainsi été lancées (71 pour la seule année 2018). Or, ceci introduit une forme de discrimination entre les investisseurs étrangers et leurs concurrents établis dans le pays hôte. Cela peut en outre dissuader des gouvernements d’adopter des réglementations servant l’intérêt public, dès lors qu’ils peuvent redouter de s’engager dans des procédures d’arbitrage longues et coûteuses.

Le commerce au service du développement durable

Ceci n’est pas inévitable. L’Union européenne représente un cinquième du PIB mondial. Elle peut utiliser ce poids économique considérable comme levier pour une mondialisation plus juste et plus durable. Ailleurs, j’ai tenté de montrer comment le recours à des conditions sociales et environnementales dans les accords commerciaux — voire même de manière unilatérale dans les politiques commerciales — pouvait contribuer à cet objectif.

Il ne s’agit pas ici de protectionnisme, ni de repli souverainiste: il s’agit de faire en sorte que le commerce soit équitable. Il s’agit d’aider les syndicats et mouvements sociaux du sud de la planète à mieux se faire entendre, et de contribuer à aligner les politiques commerciales sur les autres objectifs que la communauté internationale s’est donné pour but de poursuivre. Si les normes de référence sont des normes universellement reconnues, comme celles qui découlent des conventions de l’Organisation internationale du Travail ou des accords environnementaux multilatéraux, subordonner l’accès aux marchés européens au respect de ces normes, c’est s’assurer qu’elles soient mieux prises en compte. C’est aussi sortir de l’hypocrisie actuelle: l’Europe se félicite aujourd’hui de réduire ses émissions de gaz à effet de serre, en oubliant de préciser que ces réductions sont largement le fait d’une externalisation des industries les plus polluantes vers des pays dont nous importons les produits (les fameuses « fuites de carbone »). Elle se targue également d’être exemplaire en matière de respect des droits des travailleurs, mais n’ose pas priver les consommateurs de produits peu chers (textiles, notamment) parce qu’issus de l’exploitation de la main-d’œuvre hors de l’Union.

Si l’Union européenne tarde à s’engager dans cette direction, c’est notamment en raison de la position défensive de la DG Commerce (Trade) de la Commission européenne. Chargée de conduire les négociations commerciales au nom de l’Union, cette direction générale est par principe hostile à intégrer des aspects dits « non liés au commerce » dans les politiques commerciales, par crainte de déclencher des réactions hostiles de la part des partenaires commerciaux de l’Union. La réalité cependant, c’est que le commerce international se fait principalement non pas entre pays, mais au sein des firmes transnationales. Imposer le respect de normes sociales et environnementales, c’est certes récompenser les pays qui font l’effort de se conformer à ces normes, alors que le statu quo actuel revient en pratique à favoriser au contraire les pays qui misent leur compétitivité internationale sur les atteintes commises à leur encontre; mais c’est surtout exiger des entreprises, les principales bénéficiaires de la liberté des échanges, qu’elles contribuent au respect de ces normes, en veillant à ce que leurs fournisseurs et sous-traitants s’y conforment. Conçu ainsi, le commerce international peut être mis au service du développement durable. Les chaînes mondiales d’approvisionnement ne doivent pas se limiter à faire circuler des marchandises et des services. Elles doivent aussi diffuser des valeurs de justice sociale et de soutenabilité environnementale.

Réguler les sociétés transnationales

Il est une autre façon, plus immédiate, d’humaniser la mondialisation et de lutter contre la concurrence réglementaire que l’on prétend imposer aux États en matière sociale, environnementale et fiscale. Elle consiste à réguler les sociétés transnationales qui en sont les principaux acteurs. Il y a près de dix ans, je suggérais que l’on mette en chantier un traité sur les entreprises et les droits de l’homme. L’Équateur a fait sien cet objectif lorsqu’en 2014, avec le soutien de quelques autres États membres du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, ce pays a proposé qu’une négociation s’entame sur ce sujet. Une très large alliance d’organisations de la société civile appuie à présent ce processus.

Comme je l’ai exprimé très clairement dans une tribune cosignée avec le président de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme, Dimitris Christopoulos, l’ancien ministre des affaires étrangères espagnol, Miguel Moratinos et la députée européenne Eva Joly, l’Union européenne aurait pu saisir cette opportunité pour proposer l’extension au niveau mondial du modèle qu’elle a développé en son sein afin de garantir une régulation plus stricte des entreprises transnationales et d’éviter ainsi qu’en opérant sur plusieurs juridictions à la fois, elles bénéficient d’une forme d’impunité. Au lieu de cela, l’Union européenne est demeurée en retrait, refusant même dans un premier temps d’entrer dans cette discussion si ses « lignes rouges » n’étaient pas d’abord prises en compte. C’est une occasion manquée. Ce n’est pas en se plaçant sur la défensive que l’Union européenne pourra renforcer son influence. C’est au contraire en revendiquant les valeurs qui doivent guider son action dans les relations internationales qu’elle pourra traduire sur le plan politique son poids économique.

Avancer: une nouvelle direction pour l’Europe

Opérer la transition: l’exemple de la politique alimentaire commune

Il faut approfondir les chantiers européens, et il faut aligner les politiques externes que conduit l’Union européenne sur les valeurs qu’elle poursuit en interne. Mais l’Union européenne doit aussi se doter d’un nouveau projet mobilisateur. Avec le Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food), nous avons travaillé pendant près de trois ans, avec un grand nombre d’acteurs des systèmes alimentaires dans toute l’Europe, à développer l’idée d’une Politique alimentaire commune. Le constat était simple: les systèmes alimentaires dont nous avons hérité ne sont plus adaptés aux exigences d’aujourd’hui. L’approche productiviste a causé des dégâts environnementaux considérables. Elle a conduit à une augmentation importante des taux d’obésité dans la population, affectant un Européen sur cinq aujourd’hui, surtout parmi les ménages les moins favorisés, et à des conséquences dramatiques sur la santé liées à l’usage des pesticides et à la présence de perturbateurs endocriniens dans les aliments transformés. Elle a conduit à des pratiques de dumping ruinant les petits agriculteurs des pays en développement vers lesquels nous exportons nos surplus. Elle a accéléré enfin, ici même, la disparition des petites exploitations agricoles, et de l’agriculture paysanne que pratiquent les petits producteurs – désertifiant les campagnes et aggravant la concentration foncière.

Pour sortir de cette situation, nous avons proposé une stratégie de transition pluriannuelle chapeautant agriculture, environnement, santé, développement et commerce: une politique alimentaire intégrée, et non seulement une politique agricole commune, fût-elle réformée. Beaucoup d’acteurs institutionnels nous ont rejoint dans ce projet, à la construction duquel un grand nombre d’organisations de la société civile et de mouvements sociaux ont été associés. Organisations paysannes, organisations de défense de l’environnement appelant à la diffusion des pratiques d’agroécologie, ONG de développement appelant à des rapports sud-nord plus équitables, organisations de défense des droits des consommateurs ou de la santé publique ou encore organisations de lutte contre la pauvreté, ces acteurs ont chacun leurs priorités différentes, et ils se battent sur des fronts différents, mais ils ont formé ici une alliance inédite afin d’appeler à une transformation des systèmes alimentaires. La prochaine législature européenne, qui s’ouvrira avec la prochaine réforme de la Politique agricole commune, sera décisive pour que cette transformation puisse s’entamer.

Du paradigme de la croissance à la poursuite du bien-être

Mais l’alimentation n’est évidemment qu’un secteur dans lequel il faut opérer une transition, et c’est de manière plus fondamentale que l’Union européenne doit redéfinir son cap. Voilà soixante ans déjà qu’elle fonctionne sur la base d’un même logiciel: elle cherche à créer de la croissance par l’accélération des échanges, par la spécialisation des régions censée permettre des gains d’efficience, et par l’encouragement à des économies d’échelle. C’est une fois que l’on aura créé cette richesse, nous dit-on, que la redistribution sera possible, et que l’on pourra accorder à la préservation des écosystèmes l’attention qu’elle mérite.

Ce modèle est dépassé. Cela tient d’abord à la manière dont nous mesurons le succès ou l’échec de nos politiques. La croissance du PIB par habitant a longtemps paru fournir un indicateur commode de progrès: après tout, c’est cette croissance quantitative, mesurée en termes monétaires, qui permet de rendre soutenable le poids de la dette publique sur les budgets des États, et c’est elle aussi qui permet de financer, par l’impôt, les services publics. Mais cet indicateur est de plus en plus détaché des préoccupations des gens. À quoi sert-il d’augmenter le PIB si cette croissance est pauvre en emplois ou ne conduit qu’à la création d’emplois de faible qualité? À quoi sert-il de l’augmenter si cela se paie d’une dégradation accélérée de l’environnement et met en danger la santé des populations? À quoi bon faire croître le PIB, si cela doit s’accompagner d’une augmentation des inégalités et d’un épuisement des salariés, soumis à des exigences de productivité de plus en en plus absurdes? Il est urgent de se fixer un autre cap, d’adopter un indicateur de bien-être mettant l’accent non seulement sur la sécurité matérielle, mais aussi sur les dimensions non matérielles de l’existence, et d’évaluer tous les choix publics à son aune. De nombreuses études ont proposé une autre mesure de la prospérité. Des indicateurs alternatifs existent. Ce qu’il faut à présent, c’est les ériger en baromètres de l’action publique afin d’aider à apporter ce changement de cap que la situation présente appelle.

Non seulement la recherche à tout prix de la croissance du PIB est une faible boussole pour les choix de société, mais elle a aussi déterminé une trajectoire de développement dont les conséquences sont profondément problématiques. Trop souvent, les outils par lesquels on a voulu encourager la croissance ont amené une augmentation des inégalités: la libéralisation des échanges commerciaux, la mise en concurrence généralisée des producteurs, la recherche d’économies d’échelle par l’harmonisation des normes dans le marché intérieur, ont principalement bénéficié aux grandes entreprises transnationales au détriment des petites et moyennes entreprises; aux entreprises, plus mobiles, plutôt qu’aux ménages, relativement immobiles; et au sein même des travailleurs, aux travailleurs les plus qualifiés, plutôt qu’à ceux dont les qualifications sont moindres et dont le pouvoir de négociation sur les salaires s’est amoindri au fil des élargissements successifs.

Le cap de la transition écologique et sociale

La transition écologique suppose qu’on change cette trajectoire. L’on constate aujourd’hui, dans tous les États membres de l’Union européenne, des écarts croissants de revenus. Les proportions des hauts salaires et des très bas salaires augmentent, alors que la proportion des salaires moyens diminue partout. La classe moyenne s’effrite[3]. Or si l’on veut réussir la transition écologique, l’ériger en opportunité même, il faut d’abord faire de la réduction des inégalités un objectif central des politiques publiques, notamment par une fiscalité plus progressive et par des investissements dans les services publics.

Il y a trois raisons à cela. Dans une société qui tolère des inégalités fortes, il faut davantage de croissance économique pour assurer une réduction de la pauvreté, car la création de richesses bénéficie d’abord aux plus riches. Il en résulte une tension entre l’objectif social de réduction de la pauvreté et l’objectif écologique de réduction de notre empreinte environnementale. Au contraire, si l’on progresse vers l’égalité, cette tension se dissout. Si l’on a promu des modes de production et de consommation non durables depuis un demi-siècle, c’est largement parce que l’on a voulu faire de la croissance économique un substitut à des politiques sociales redistributives.

La réduction des inégalités signifie aussi que les modes de consommation doivent être revus. Ce sont les ménages les plus riches, après tout, dont l’empreinte est la plus forte. Réduire les écarts trop considérables entre les revenus, c’est mettre un frein à ces modes de consommation insoutenables. En outre, même si l’on met de côté les modes de vie des ultra-riches, l’essentiel de la consommation des ménages ne correspond pas à des besoins à satisfaire, mais à une sorte de rivalité sociale, que Veblen appelait la consommation « ostentatoire », par laquelle on se classe sur l’échelle sociale. Cette rivalité ostentatoire joue forcément un rôle moindre dans une société qui met l’égalité au centre de son projet. Une société plus égalitaire est aussi une société où la consommation sera plus sage et où les vertus de la simplicité seront mieux reconnues.

Troisièmement, les sociétés qui tolèrent des inégalités fortes sont aussi celles qui ont le plus de mal à se réformer, et donc à opérer la mue écologique que la situation appelle. Afin qu’une société puisse agir sur elle-même, il faut qu’aucun groupe ne soit en mesure de bloquer le changement, car celui-ci irait à l’encontre de ses intérêts établis. Or, aujourd’hui, y compris dans certains pays riches, certains acteurs économiques puissants occupent une position à ce point dominante sur le marché qu’ils disposent d’un droit de veto de fait sur la décision politique. Je ne pense pas ici à la corruption, ni simplement à la capacité d’agir des groupes d’intérêt, bien qu’évidemment il faille protéger la politique de l’influence de l’argent. Je pense surtout au chantage à la délocalisation des emplois, à l’influence des grands annonceurs publicitaires sur le contenu des médias, et à ce discours des grandes entreprises qui promettent – par les investissements qu’elle font en recherche et développement de nouveaux produits et par les économies d’échelle qu’elles peuvent réaliser – de favoriser la consommation de masse des produits standardisés qu’elles écoulent sur le marché. Comment éviter, dans ce contexte, que ces grands acteurs captent l’attention des politiques? Comment éviter que les grandes entreprises traduisent en influence politique leur domination économique? Comment éviter que nos États deviennent la source de rentes pour les acteurs qui les contrôlent? C’est un défi majeur de la transition écologique.

La transition écologique peut aussi être solidaire par les instruments qu’elle mettra en œuvre. Aujourd’hui, près de 55 milliards d’euros par an de subsides publics — l’équivalent d’un cinquième de la facture d’importations d’énergies fossiles de l’Union européenne — subventionnent l’utilisation d’énergies fossiles, alors même que nous prétendons avancer vers la décarbonation de notre économie. Il faut faire l’inverse: subsidier l’accès aux énergies renouvelables et l’isolation des bâtiments. Cela bénéficiera d’abord aux ménages les plus précarisés, à qui l’on ne peut évidemment demander d’investir les 25 ou 30.000 euros que coûte l’isolation d’une habitation. Ces ménages seront les premiers à bénéficier de la réduction de la facture d’électricité et de chauffage que ces subsides permettront. Améliorer la desserte des transports en commun, c’est d’abord important pour l’accès à l’emploi, aux écoles, aux hôpitaux ou à la culture des ménages qui sont sans voiture ou pour lesquels le carburant est trop cher. Soutenir les innovations sociales qui reposent sur le partage et les communs, c’est non seulement favoriser l’accès aux services des familles les plus pauvres, mais aussi aider à ce que des liens sociaux se tissent à l’échelle du quartier ou de la commune, alors que pauvreté monétaire et isolement social vont souvent de pair et se renforcent mutuellement.

Pourvu qu’elle soit orientée par un souci de justice sociale, la transition écologique peut être bénéfique à toutes et à tous. Elle constitue d’ailleurs un gisement d’emplois considérables, non délocalisables, dans les secteurs de la construction, des énergies renouvelables, des équipements économes d’énergie, de la gestion des déchets, ou des services de mobilité. Ce mouvement est déjà entamé: les emplois « verts » ont augmenté de 50% sur la période 2000-2014, bien plus que dans tous les autres secteurs, qui n’ont créé que 6% d’emplois supplémentaires au cours de la même période.


L’Europe est encore à construire. Créature du vingtième siècle, elle a hérité de cette période une croyance dans les vertus de l’efficience, des économies d’échelle, de la mise en concurrence et de l’homogénéisation. Elle doit à présent opérer sa mue. Notre siècle comprend la nécessité de compenser l’efficience par un souci de résilience, de substituer la coopération à la concurrence et de favoriser la diversité par rapport à l’uniformité. Ensemble, nous pouvons y arriver.

Olivier De Schutter


[1] Les taux d’imposition sur les bénéfices des entreprises ont chuté de 28% en moyenne en 2003 à moins de 22% en 2017. En matière d’impôt sur les personnes physiques, les taux marginaux d’imposition, appliqués aux revenus les plus élevés, ont baissé de 47,2% en 1995 à 39% en 2017.

[2]Le solde des revenus publics, environ 10%, se compose des contributions obligatoires au financement de la sécurité sociale. Ces valeurs moyennes masquent de fortes différences: au Danemark, les impôts directs représentent 65,8 % des revenus fiscaux de l’Etat, et ce montant se situe aussi à des niveaux relativement élevés (entre 42 et 46 %) en Irlande, au Royaume-Uni, en Suède ou à Malte; il est de 38,9 % en Belgique.

[3]En Belgique, sur la période 2002-2016, la part des salariés ayant des revenus moyens a chuté de 12%; les très hauts salaires et les salaires très faibles ont crû au cours de la même période, respectivement de 7 et 6%. Cela correspond à l’évolution moyenne au sein de l’Union européenne.

search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close